Parole d’experte / Sociologie
Journée de lancement du programme Collectivités et Pollutions industrielles, 22/01/2022, Lyon.
EN RÉSUMÉ
>> Les expériences des habitants peuvent aider à comprendre les situations d’exposition réelle. Elles doivent inspirer les recherches et guider les mesures.
>> La prise de position des élus sur les questions des pollutions est une piste pour sortir de situations conflictuelles ou de détresse vécues par les habitants.
>> La production de données scientifiques complétée, voire confrontée à la production de données collectées par les citoyens, ouvre un espace pour développer une action publique.
EFFETS SOCIO-POLITIQUES DES REVENDICATIONS CITOYENNES
J’ai enquêté sur une dizaine de communes concernées par les risques industriels, plutôt des communes de moyenne et petite taille, situées en France et en Europe. Je vais vous livrer une synthèse de ces travaux notamment concernant les effets socio-politiques des revendications citoyennes.
Les pollutions peuvent être tangibles
En guise d’introduction, je souhaiterais partager avec vous quelques réflexions :
> Les pollutions ne sont pas qu’invisibles. Dans les périmètres autour des sites industriels, elles deviennent tangibles parce qu’elles s’accumulent.
> Quand cette invisibilité est trop mise en avant, on décrédibilise la perception des habitants au profit des seuls experts, qui ont les moyens techniques pour les quantifier.
> Pourtant les personnes qui vivent en continu sur un territoire sont à même de relever des perturbations ou des changements même discrets. Certaines pratiques facilitent le repérage de ces changements. Je pense, par exemple, au jardinage, à la pêche, etc. toutes ces activités en plein air qui impliquent un arpentage du territoire et fournissent des occasions particulières d’observation.
> Ces occasions particulières d’observation sont des vecteurs de connaissance qualitative et locale qui peuvent compléter les mesures règlementaires, standardisées et routinières. Pourtant elles sont rarement prises au sérieux.
Les pollutions peuvent être tangibles sous la forme de poussières, d’odeur, de fumées, de crassiers, de mousses dans l’eau, etc. comme on peut le voir sur les photos des sites de Salindres, Viviez, Portman en Espagne, Estarreja au Portugal, Fos-sur-Mer, etc. Les pollutions peuvent se manifester sous la forme de mortalités d’animaux ou de plantes commensales que les habitants vont repérer. Ces phénomènes sont souvent traités sur le ton de l’anecdote.
Par exemple, à Woburn dans le Massachussetts, une mère de famille s’est aperçue que les rongeurs disparaissaient. Ce phénomène l’a interpellée et a été un événement déclencheur. Mises bout à bout, ces petites observations et un problème de santé plus dramatique, des cancers infantiles, ont conduit à identifier des fuites de tétrachloroéthylène contenus dans des fûts enterrés près des captages d’eau potable.
La déconnexion entre les mesures et les ressentis des habitants
Cet exemple m’amène à la dernière manière dont les pollutions se manifestent aux habitants. Inconfort olfactif, gêne respiratoire, toux ou expérience de la maladie : c’est la dimension sensible et incarnée des pollutions. J’ai souhaité la prendre au sérieux non pas pour inverser la hiérarchie des preuves, en survalorisant les perceptions, mais par étonnement.
Cela me surprend que les autorités s’accommodent de la déconnexion entre les mesures d’un côté et les ressentis de l’autre côté. Cette déconnexion pose problème et c’est à partir d’elle qu’on doit penser. Les expériences des habitants peuvent aider à comprendre les situations d’exposition réelle. Elles doivent inspirer les recherches et guider les mesures.
Les situations exceptionnelles vécues par les habitants
Le rejet des industries qui polluent l’air, l’eau, les sols prive les personnes de biens indispensables. Ces situations sont le signe de dépossessions subies qui ne sont pas seulement foncières – elles atteignent la qualité des éléments indispensables à la vie. Pour autant, ces territoires ne sont pas démunis d’attraits, les habitants y sont d’ailleurs souvent très attachés. Ils y trouvent souvent des biens et des services de qualité, un environnement dans lequel ils aiment vivre en dépit des pollutions.
Ces attachements peuvent expliquer les mobilisations et l’engagement fort de certains citoyens qui sont à même de devenir des contre-experts.
Face à ces questions, plusieurs profils d’élus
Avant de creuser cette dimension de l’expertise citoyenne, je partage avec vous une réflexion sur les 3 types de profils d’élus que j’ai rencontrés. Ce n’est pas le résultat d’une étude, mais une observation que je soumets à la discussion. J’ai identifié :
> Des élus alignés sur le positionnement des industriels, peu familiers des questions de pollution et qui s’en remettent aux experts officiels.
> Des élus concernés mais démunis. Ils sont sensibilisés aux risques, ils questionnent les autorités, mais ils craignent d’exprimer publiquement leurs préoccupations.
> Des élus engagés qui ont pu être gênés dans l’exercice de leur mandat. Ils adoptent des positions frondeuses soit en se formant soit en faisant appel à des tiers-experts. Ces élus font de la lutte contre la pollution, un axe politique. Je pense ici aux maires de Fos-sur-Mer, de Viviez, à certains égards.
On s’aperçoit que quand un élu prend au sérieux les questions de ses administrés, cela n’évite pas les controverses mais cela réduit les effets corrosifs des risques environnementaux et sanitaires. Lesquels peuvent entraîner un délitement des liens sociaux. Quand les élus s’impliquent sur ces questions, on évite le développement d’une culture de la détresse et des conflits qui peuvent durer.
Comment tirer profit des revendications citoyennes en matière de qualité de l’environnement et de surveillance des pollutions ?
Pour illustrer cette question de l’implication des citoyens dans la production de connaissances, je m’appuie sur des travaux de sociologues états-uniens concernant la fracturation hydraulique. Des habitants de communes très rurales se sont mobilisés pour recenser les fuites, faire des prélèvements d’eau afin de disposer de données et exiger une forme de régulation en matière d’extraction de gaz de schiste – alors que cette activité n’était pas soumise à la loi sur l’eau. Un autre exemple me semble parlant : les brigades des seaux du Corridor de la chimie, en Louisiane. Des associations ont bricolé des seaux afin de récupérer des échantillons d’air les jours de pic de pollution. Ces analyses ont permis d’identifier des solvants ou substances non déclarés, de demander des explications aux industriels puis d’obtenir, de la part de l’Agence de surveillance de l’environnement, un suivi spécifique. Dans ces deux cas, nous n’avons pas une production de connaissances à vocation scientifique mais une production de données qui va étayer des revendications et permettre d’enclencher l’action publique.
Mon dernier exemple est tiré des expérimentations de l’Institut Ecocitoyen sur la pollution de l’eau. J’en profite pour souligner le caractère atypique de cet organisme scientifique et civique qui a été imaginé par des élus et des citoyens. Une de ses spécificités est qu’il coproduit ses questions et ses protocoles de recherche avec les habitants pour générer des savoirs adaptés au contexte local. Pour étudier la pollution, on peut faire des prélèvements d’eau, de sédiments, utiliser des organismes sentinelles, bio-indicateurs. Pour la surveillance de l’impact de l’incinérateur d’ordures ménagères, rejeté par les populations, le choix s’était porté sur les turbots juvéniles. Cette décision avait déplu localement car, par définition, les juvéniles n’ont pas le temps d’accumuler les contaminants.
Les scientifiques de l’Institut ont alors proposé le sarran, une espèce de petit mérou, très apprécié – mais présent seulement dans les fonds rocheux. Les pêcheurs locaux y étaient opposés, par peur de se voir interdire la pêche. C’est finalement un habitant, issu d’une famille de pêcheur, qui a proposé le congre, un poisson de moindre valeur et présent dans l’ensemble du golfe, y compris dans des zones sableuses et vaseuses. Habituellement, les scientifiques n’auraient pas écouté les pêcheurs mais, dans la configuration spécifique de l’Institut, l’hésitation est devenue une vertu et les scientifiques ont testé ce nouveau bio-indicateur qui a permis de dresser les premières cartes globales des pollutions marines du golfe de Fos. Il s’est révélé particulièrement efficace. L’implication des habitants dans le protocole a permis d’explorer d’autres pistes et de produire des savoirs scientifiques utiles.
CONCLUSION
>> L’émergence d’incertitudes et de risques (dont les pollutions) liés à la modernité, la massification de l’éducation supérieure suscitant des attentes plus grandes en termes de qualité de vie, le désengagement de l’État qui délègue certaines missions de service public aux collectivités ou au secteur privé sont autant de facteurs qui modifient les relations entre experts et citoyens. Pour répondre à ces nouveaux besoins et attentes émerge un tiers secteur de la recherche, via les sciences participatives.
>> Avec le recul nous pouvons dire qu’elles permettent d’améliorer la culture et la sensibilisation scientifique des citoyens. Elles comblent des incertitudes et ignorances en apportant des savoirs quantitatifs et qualitatifs sur les pollutions. Elles initient des changements épistémologiques, sociaux et politiques qui renforcent les capacités collectives de protection de l’environnement. Pour accompagner ces évolutions souhaitables, les élus ont un grand rôle à jouer pour la démocratisation des savoirs et la gestion des risques. Les citoyens mobilisés peuvent être des alliés précieux pour faire avancer la connaissance et la régulation. À condition qu’on s’intéresse à leurs expériences et besoins.